Les contes et légendes de la presqu'ile de Plougastel-Daoulas



presqu'ile de Plougastel-Daoulas LA MALÉDICTION DE DAOULAS
La légende raconte qu’à Daoulas, une femme aurait été chassée de la ville après avoir mis au monde sept enfants. En partant, elle lança une malédiction: » Brest va gresk, Daoulas war diskar! Pa savot un ti, e kouezo tri! » ( Brest croîtra, Daoulas déclinera! Quand on construira une maison, il s’en écroulera trois!).

UN JOLI CONTE POUR EXPLIQUER L’ORIGINE DES CHAUVE-SOURIS EN CORNOUAILLE
Un jour, — il y a bien, bien longtemps de cela, — une hirondelle qui avait été longtemps malade, était en train de couver ses œufs, dans son nid, construit au haut d’une vieille cheminée abandonnée. L’été était déjà avancé et les blés étaient mûrs. Une souris, qui s’était égarée, vint montrer son museau à la porte du nid : elle cherchait un trou pour y passer la nuit. — Voulez-vous, ma bonne dame, dit-elle à l’hirondelle, me laisser passer la nuit chez vous? C’est aujourd’hui le sabbat, et j’ai bien peur des chats. — Je le veux bien, répondit l’hirondelle ; mais à une condition : c’est que vous m’aidiez pendant trois jours à couver mes œufs. Mon mari m’a abandonnée; je suis bien faible. J’ai faim, et je n’ai personne pour m’apporter à manger. Vous couverez à ma place pendant que j’irai chercher ma vie. Je vous nourrirai pour votre peine, et je vous apporterai de beaux épis de froment. Trois jours durant la petite souris couva les œufs, pendant que l’hirondelle allait aux provisions. La souris partie, voilà les petits éclos. Mais quels monstres! ils étaient couverts de poils au lieu de plumes ; ils avaient une tête et un corps de souris avec des oreilles, et des ailes crochues et membraneuses comme le diable. La mère tomba malade et mourut bientôt de chagrin. On lui fit un bel enterrement à Daoulas, et il faisait beau voir qu’elle était bien aimée et regrettée, tant il y avait d’hirondelles venues de tout le pays, de Quimperlé à Pont-l’abbé, à Crozon et à Carhaix. L’église en était toute noire. Elles pleurèrent beaucoup le malheur de leur pauvre sœur, et avant de partir, la reine des hirondelles fit enfermer les pauvres orphelins dans le cloître de Daoulas, et leur défendit, sous peine de la vie, de ne jamais sortir à la lumière du soleil. Elle défendit aussi aux hirondelles de bâtir à l’avenir leurs nids dans les cheminées. Voilà pourquoi, à Daoulas et dans toute la Cornouaille, les chauves-souris ne sortent pas le jour et pourquoi les hirondelles bâtissent leurs nids aux fenêtres

LA FONTAINE DE SAINT LANGUIZ
Lorsque l’ombre de la mort semblait planer sur une personne chère, on allait à Plougastel-Daoulas consulter une fontaine dédiée à Saint Languiz, patron des moribonds. Si elle était pleine, on pouvait revenir à la maison avec confiance car l’heure du malade n’avait pas encore sonné. Si au contraire elle se tarissait, c’était signe de mort inévitable.

LES FONTAINES DE LA DELIVRANCE
Pour abréger les souffrances d’un agonisant, on pouvait verser quelques gouttes d’eau de la fontaine de Saint Languiz à Plougastel-Daoulas ou de celle de Rumengol sur ses yeux.

parc de l'abbaye de DaoulasPRÉSAGES DE L’ABBAYE DE DAOULAS
Dans le parc de l’abbaye de Daoulas sont disséminées des statues de saints. Si l’on veut savoir quelle sera pour soi la vie future, il faut fabriquer une croix de bois et la lancer sur un des saints placé dans le fond du parc. Si la croix reste au-dessus de la statue, on ira au Ciel. Si elle se place dans les bras du saint, on ira en Purgatoire. Si elle tombe dans l’eau, on ira en Enfer. Dans le même parc se trouve une source, et par devant plusieurs petits bassins de pierre. On pose une épingle dans le bassin : si l’épingle surnage, on se marie dans l’année.

FONDATION DE L’ABBAYE DE DAOULAS SELON LA VIE DE SAINT JAOUA D’ALBERT LE GRAND
Vers 550, ayant appris que les supérieurs des monastères de Cornouaille, dont saint Jaoua, s’étaient réunis non loin de ses terres pour conférer ensemble, un seigneur païen du Faou se fit accompagner d’une bande de soldats et enfonça les portes de l’église où se trouvaient les tenants de la nouvelle religion. Saint Tadec (ou saint Tudec) fut massacré sur l’autel. Saint Judulus eut la tête tranchée au moment où il s’enfuyait vers Landévennec. Jaoua fut assez heureux de pouvoir regagner sain et sauf Brasparts. Cependant Dieu vengea ses serviteurs. Un dragon horrible sortit de la mer et ravagea le bourg du Faou puis ses environs. Le seigneur devint la proie du malin esprit, et il fallut toute la puissance de saint Pol, évêque du Léon, pour vaincre le monstre et guérir le meurtrier. Celui-ci, devenu chrétien, en réparation de son crime fonda le monastère de Daoulas, ou des deux plaies, des deux douleurs, au lieu même où saint Judulus avait été assassiné par lui.

détail du calvaire de Plougastel-DaoulasLÉGENDE DE KATELL GOLLET (CATHERINE LA PERDUE)
Katell Gollet est une jeune femme représentée sur les calvaires de Guimiliau et de Plougastel-Daoulas dans la gueule de l’enfer. Une légende évoque son triste sort. Elle était une belle jeune fille de 16 ans qui vivait dans le château de son oncle, à la Roche- Maurice, près de Landerneau. Sa beauté, malheureusement, n’avait d’égale que la perversité de son esprit. Le comte, voulant se décharger de cette lourde tutelle, espérait bien pourtant lui trouver un mari qui prendrait soin de la raisonner. Néanmoins, la belle préférait se livrer aux plaisirs de la danse et de la fête plutôt que de songer au mariage. Pour contrer son oncle, elle usa d’un subterfuge, lui faisant déclarer qu’elle épouserait tout homme capable de la faire danser douze heures d’affilée. Nombreux furent les jeunes gens du comté à tenter leur chance. Mais elle les épuisait tant que la plupart, morts de fatigue, ne voyaient pas le jour suivant. L’hécatombe était telle que son oncle l’enferma dans une des tours du château. Mais Katell s’en échappa et se rendit au pardon de la Martyre accompagné d’un nouveau cavalier. les danses s’enchaînèrent, les deux danseurs s’en donnant à coeur joie. Mais le jeune homme non plus ne résista pas à l’infatigable Katell qui, prise dans le feu de la danse et de l’alcool, invoqua les puissances de l’enfer demandant de nouveaux musiciens. C’est ainsi que le diable l’entraîna dans une gigue infernale et lui fit ainsi franchir les portes du royaume des damnés.

JEAN L’OR
Il était une fois un homme qui n’avait au cœur d’autre passion que celle de la richesse. Aussi l’avait-on surnommé Jean l’Or. Il était laboureur de son métier, et travaillait jour et nuit à seule fin d’avoir, dans un temps à venir, son armoire pleine d’écus de six francs. Mais il avait beau peiner et suer, ce temps-là ne venait pas vite. La Basse-Bretagne, comme vous savez, nourrit son monde, mais ne l’enrichit pas. Jean l’Or se résolut à quitter une si pauvre terre. Il avait entendu parler de contrées merveilleuses où il suffisait, disait-on, de gratter le sol avec les ongles pour mettre à nu de véritables rochers d’or. Seulement, ces contrées-là étaient situées de l’autre côté du pays du bon Dieu, dans le domaine du diable. Jean l’Or avait été baptisé, comme vous et moi. Mais il se souciait assez peu de tomber entre les griffes de Satan tant sa passion pour l’argent le tenait si fort. Il se mit tout de même en route. — Aussi bien, se disait-il, il n’est pas prouvé que ces rochers d’or soient la propriété du diable. Les gens qui l’ont prétendu voulaient sans doute décourager les benêts d’y aller voir, afin de garder le magot pour eux seuls. Quand le bon Dieu a partagé le monde entre Satan et lui, il n’a certes pas été assez sot pour faire la part si belle à son mortel ennemi. Vous voyez que Jean l’Or jugeait Dieu à son aune. Il concluait : — Allons en tout cas faire un tour de ce côté. Je verrai du moins de quoi il retourne. S’il y a danger, il sera toujours temps de rebrousser chemin. Et le voilà de faire lieue sur lieue, tant et si bien qu’il arriva à la ligne qui sépare le domaine de Dieu de celui du diable. Il s’agenouilla, en deçà de la ligne, et se mit à gratter la terre. Mais il ne réussit qu’à s’ensanglanter les ongles contre une pierre aussi dure et d’aussi peu de valeur que celle qui faisait le fond de son champ, en Basse-Bretagne.
— Ma foi, maugréa-t-il, il ne sera pas dit que j’aurai tant cheminé pour rien. Il faut que je sache si vraiment le diable est plus riche que le bon Dieu. Je regarderai et je ne toucherai pas.
Il franchit la ligne, s’agenouilla encore, et recommença à gratter. Ici, la terre était molle comme du sable. A peine y eut-il plongé les mains qu’il en retira un caillou de la grosseur d’un œuf, un caillou en or pur, en bel or blond tout flambant neuf. Puis, ce fut un second caillou, de la grosseur d’un galet de cordonnier. Puis, un troisième, aussi large qu’une meule de moulin. Celui-ci, Jean l’Or n’essaya même pas de le soulever ; encore moins ceux qu’il mit ensuite à découvert et qui formaient comme un dallage d’or.
— Que c’est donc beau ! s’écriait-il, à mesure qu’il déblayait toutes ces merveilles. Et comme je serais riche, si je pouvais seulement emporter le dixième de ce que je vois !
Il se souvint qu’il s’était juré de ne toucher à rien.
— Bah ! se dit-il, vaincu par la cupidité, je vais mettre celui-ci dans ma poche et cet autre sous mon aisselle. Cela ne tirera pas à conséquence. Le diable ne s’en apercevra point.
Il mit dans sa poche le caillou qui était de la grosseur d’un œuf, et sous son aisselle celui qui était de la grosseur d’un galet de cordonnier. Déjà il déguerpissait au plus vite, comme bien vous pensez, lorsque Pôlic (le diable) se dressa devant lui. Il faut vous dire que Satan faisait justement ce jour-là sa tournée sur ses terres. Il avait vu venir Jean l’Or et avait guetté ses moindres gestes, embusqué derrière un buisson.
— Ho ! Ho ! Camarade, ricana-t-il, on ne s’en va pas ainsi sans souhaiter le bonsoir aux gens qu’on vient de voler.
Jean l’Or aurait bien voulu être ailleurs. Mais il ne pouvait plus songer à fuir. Satan lui avait appliqué la main sur l’épaule et cette main était terriblement brûlante et lourde, comme si elle eût été de fer rougi. Jean l’Or cria, se débattit, supplia. Mais le diable a la poigne solide et le cœur cuirassé.
— Pas tant de façons ! Il faut me suivre.
Satan siffla son cheval qui paissait à quelque distance de là, l’enfourcha, jeta Jean l’Or en travers sur la croupe, comme un simple sac de charbon, et hue dia ! !
Jean l’Or demandait d’une voix dolente:
— Qu’allez-vous faire de moi, Monsieur le diable ?
Et le diable répondait :
— Ta chair sera rôtie pour le dîner de mes gens, et tes os calcinés serviront de pâture à mes chevaux.
Le pauvre Jean l’Or n’en menait pas large. On arriva en enfer. Dès le seuil, un démon se précipita au devant de Satan et lui dit :
— Maître, le valet d’écurie a été dévoré par les bêtes.
— Malédiction ! s’écria le diable, d’un ton si effrayant que des damnés qui se trouvaient non loin de là, dans une mare de poix bouillante, se mirent à faire des bonds de carpe, en poussant des hurlements de détresse. Mais la colère du diable tomba brusquement. Il venait d’apercevoir Jean l’Or qui s’était laissé glisser à terre et qui gémissait, accroupi, la tête dans les mains. — Lève-toi, grand nigaud, lui dit-il, et approche !
Jean l’Or obéit en rechignant.
— Écoute, continua Satan, les choses tournent bien pour toi. Jusqu’à nouvel ordre, ta chair ne sera pas rôtie, et tes os ne seront pas calcinés. Mais tu penses bien que je ne vais pas te garder ici à rien faire. Voici quelle sera ta besogne. J’ai trois chevaux dans mon écurie, y compris celui que je montais tout à l’heure. Tu en auras le soin. Tous les matins, tu les étrilleras, tu les laveras, tu les brosseras et tu leur donneras des os calcinés en guise de fourrage. Tâche seulement que le travail soit bien fait, sinon tu sais ce qui t’attend.
Jean l’Or n’était pas précisément flatté de devenir le valet d’écurie du diable. Mais il n’avait pas le choix, et mieux valait encore soigner les chevaux que de leur être jeté en pâture. Tout alla bien pendant une quinzaine de jours. Jean l’Or ne ménageait pas sa peine et s’efforçait de contenter son terrible maître. Mais, le soir venu, lorsqu’il était étendu dans son lit, à l’un des angles de l’écurie, il restait longtemps, avant de s’endormir, à déplorer son sort et à regretter sa Cornouaille. Comme il se repentait maintenant de sa maudite cupidité ! Une nuit qu’il se tournait et se retournait ainsi sur sa couchette de paille, il sentit une haleine chaude sur sa figure ; c’était un des chevaux qui s’était détaché et qui tendait son mufle vers Jean l’Or.
— Que me veut cette bête de malheur ? pensa-t-il, car c’était justement la monture sur laquelle il avait été transporté en ce lieu de damnation.
Il allait lui donner du fouet, quand la bête lui parla en ces termes :
— Ne fais pas de bruit, afin de ne pas réveiller les autres chevaux. C’est dans ton intérêt que je viens te trouver. Dis-moi, Jean l’Or, est-ce que tu te plais en ce pays ?
— Foi de Dieu, non !
— En ce cas, nous sommes tous deux du même avis. Comme toi, je voudrais retourner en terre bénite, car, comme toi, je suis chrétienne.
— Mais comment nous en aller d’ici ?
— C’est mon affaire. Je te préviendrai, quand le moment sera venu. En attendant, donne-moi chaque jour double ration, non plus d’os calcinés, mais de foin et d’avoine. Il faut que je prenne des forces, car le voyage sera long.
A partir de ce soir-là, Jean l’Or eut pour la bête des attentions particulières. Plusieurs semaines s’écoulèrent, sans rien amener de nouveau. Mais un matin la bête dit à Jean l’Or :
— Le moment est venu. J’ai vu tout à l’heure Satan qui allait se promener à pied. Selle-moi donc solidement, enfourche-moi, et partons. Tu emporteras pour tout bagage le baquet dans lequel tu vas nous puiser de l’eau, ainsi que l’étrille et la brosse.
Les voilà en route pour la terre bénite. Le cheval galopait, galopait. Il galopa tout le jour. Le soir arriva. Le cheval tourna la tête et dit à Jean l’Or :
— C’est l’heure où le diable rentre chez lui. Il sait maintenant notre fuite. Regarde derrière toi. N’aperçois-tu rien ?
— Non, fit Jean l’Or.
Et la bête et l’homme, d’aller toujours. La nuit se leva, claire. Le cheval dit encore :
— Regarde derrière toi. N’aperçois-tu rien ?
— Si, répondit Jean l’Or, cette fois, je vois venir le diable, et il marche bon train.
— Jette donc le baquet, dit la bête.
A peine le baquet eut-il touché le sol qu’il en jaillit un torrent ; le torrent devint un fleuve, et le fleuve un étang immense. Le diable a peur de l’eau. Au lieu de traverser l’étang, il se mit à en faire le tour. C’était du temps gagné pour nos fugitifs.
Au bout d’une heure ou deux, le cheval redemanda :
— Jean l’Or, n’aperçois-tu rien ?
— Si, répondit Jean l’Or, le diable a tourné l’étang.
— Jette donc la brosse, dit la bête.
A peine la brosse eut-elle touché terre que chacun des poils devint un arbre gigantesque, en sorte que le diable se trouva pris dans une forêt inextricable. Avant qu’il fût parvenu à s’en dépêtrer, Jean l’Or et sa monture l’avaient distancé de beaucoup.
Au bout d’une heure ou deux, le cheval, pour la troisième fois, interpella son cavalier :
— N’aperçois-tu rien ?
— Si, je vois le diable qui sort du bois. Il se hâte, il se hâte.
— Jette donc l’étrille. L’étrille était à peine jetée qu’à la place où elle venait de tomber s’élevait une montagne énorme, vingt fois plus haute que le Ménez-Mikêl. Et elle était encore plus large que haute. Le diable préféra la gravir que d’en faire le tour. Pendant ce temps le cheval volait aussi vite que le vent. Déjà l’on pouvait voir la terre bénite verdoyer au loin, avec ses champs, ses prairies et ses landes.
— Jean l’Or ! Jean l’Or ! interrogea la bête, toute haletante, est-ce que le diable nous suit toujours.
— Il descend la pente de la montagne, répondit Jean l’Or.
— En ce cas, demande à Dieu qu’il nous vienne en aide : il ne nous reste plus d’autre moyen de salut.
Satan était, en effet, à leurs trousses. Il était presque sur eux quand le cheval fit un dernier bond, un bond désespéré. Ses deux pieds de devant retombèrent sur la terre bénite juste au moment où le diable l’empoignait par la queue. Tout ce que celui-ci put remporter chez lui, ce fut une touffe de crins.
Le cheval, qui avait repris forme humaine, dit à Jean l’Or :
— Nous allons nous séparer ici. Moi, je vais de ce pas au purgatoire ; toi, retourne en Cornouaille, et ne pèche plus.
Jean l’Or s’en retourna en Cornouaille, content d’avoir ramené une âme de l’enfer, plus content d’en être sorti lui-même, et bien résolu d’ailleurs à faire tout son possible pour n’y plus revenir, ni de son vivant, ni après sa mort.
(Conté par Créac’h. — Plougastel-Daoulas.)

le géant Gargantua à Plougastel-DaoulasGARGANTUA A PLOUGASTEL
La dernière fois que Gargantua vint dans notre pays, il fit halte à Plougastel. Il était un peu las et se sentait en appétit.
— Holà ! cria-t-il aux habitants, que mange-t-on chez vous ?
— Des crêpes de blé noir, répondirent-ils.
— Et après?
— Du lait caillé, des crêpes et du lait.
— Et enfin?
— Des fraises, quand elles sont mûres.
— Diable ! fit le géant, on se nourrit mal ici. N’importe, je m’accommoderai de ce que vous avez. Sac vide ne peut rester debout. Qu’on aille quérir de quoi remplir le mien! J’attends.
Et tout aussitôt hommes et femmes, grands et petits de courir aux provisions, d’enlever des maisons les piles de crêpes, les jattes de lait et de se les passer de main en main comme dans un incendie, pour qu’elles arrivassent plus vite à portée de Gargantua. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que jamais on n’a vu mangeur pareil. Quel jeu de mâchoires! mes amis, quels coups de dents! de mille crêpes il faisait une bouchée; les barriques de lait disparaissaient dans son vaste entonnoir comme une goutte de pluie dans une citerne sans eau. Et il avalait, avalait, avalait, sans s’arrêter autrement que pour reprocher leur lenteur aux gens qui le servaient. Et il engloutissait, engloutissait, sans jamais paraître rassasié. Tout y passa : les huches furent vidées, les laiteries mises à sec. Si ce goinfre était resté une heure de plus à Plougastel , la famine s’abattait sur le pays et en faisait un cimetière.
En ce temps-là, parait-il, les meuniers n’étaient pas habiles comme ceux d’aujourd’hui. Les meules étaient grossières, mal établies, difficiles à mettre en train et la mouture contenait presque autant de gravier que de farine. Gargantua ne tarda pas à l’apprendre à ses dépens. A peine se fut-il remis en route, se dirigeant du côté du Léon, qu’il se sentit l’estomac lourd et le cœur mal à l’aise.
— Tonnerre! fit-il, il y a de l’orage dans l’air.
L’orage qui grondait n’était point là où il le cherchait, mais en lui-même seulement. Il éclata bientôt, menant grand fracas.
— Bonnes gens de Plougastel, s’écria le géant qui comprit tout alors, vous m’avez donné un mauvais dîner, je vous le rends.
Et il fit comme il le disait, il ne l’emporta pas plus loin.
C’est depuis ce jour que la côte nord de Plougastel qui fait face à Kerluson,est toute hérissée de rochers brisés, pelés, amoncelés les uns sur les autres, alors que la rive opposée et la côte sud sont restées riantes, n’ont pas une pierre et ressemblent à d’immenses corbeilles de fruits et de fleurs. Les petits ruisseaux font les grandes rivières : les petits graviers font aussi les grandes montagnes.
L. P. SAUVÉ.
REVUE DES TRADITIONS POPULAIRES, 1886/7

LE DIABLE A PLOUGASTEL
Au bon vieux temps, le diable ayant entendu vanter les mérites de la presqu’île de Plougastel, décida de s’en rendre compte lui-même. Il se déguise en mendiant et commence sa visite. Après plusieurs heures de marche, il est tiraillé par la faim. Il frappe à la porte du manoir de Kéréo. Le seigneur des lieux le reconnaît et le chasse à grands coups de bâton. Satan, furieux, se dirige vers la grève. Apercevant une cabane de pêcheurs, il se fait ouvrir la porte et demande à manger. Un jeune garçon lui donne une écuelle pleine de lait ribot assaisonné de sel, de poivre et de moutarde. Écœuré d’avoir été reconnu et ainsi traité, il se jette à l’eau et traverse l’Elorn pour se rendre à Kerhuon. Là, une vieille veuve le reconnaît mais sert quand même à ce pauvre diable des crêpes et de la bouillie d’avoine. Le ventre plein, Satan décide, bien que ce ne soit pas dans ses habitudes, de remercier la grand’mère.
– Je ne manque de rien, lui dit-elle, mais ces énormes pierres que vous voyez dans mon champ me gênent pour labourer… Alors le diable prend les blocs de rochers et les lance en face à Plougastel, sur la côte nord… Ils y sont encore !
Légende recueillie par Jakes Page sur wiki-brest.net.

LES BOIS DU CRANOU
Lorsque saint Leyer arriva sur les hauteurs du Cranou, au sud-est de Plougastel, le seigneur de ce pays, si pauvre qu’il en était nu, lui fit bon accueil, et, n’ayant pas de bois, lui fournit des mottes pour édifier son ermitage. Dès que ce dernier fut érigé, une forêt magnifique poussa tout autour et le saint la bénit en disant que le bois ne manquerait plus jamais dans la forêt du Cranou.

La dame blanche de Plougastel-DaoulasLA DAME BLANCHE DE PLOUGASTEL
A minuit, sur le vieux pont de Plougastel, une dame habillée d´une robe de mariée apparaît…Selon l´histoire, elle allait se marier, mais son homme n´est pas venu et elle s´est suicidée sur ce pont. Depuis, elle en voudrait aux hommes. D’après la légende, on pourrait l´apercevoir sur le vieux pont en passant à minuit.

JEAN RUMENGOL d’après Anatole Le Braz
Jean Rumengol était de son métier chanteur de chansons. La race disparaît, hélas, de ces vagabonds inspirés qui jadis peuplaient les routes de la Basse-Bretagne. Ils s’abattaient sur le pays, au printemps, comme une joyeuse volée d’oiseaux. Ils abondaient surtout aux pardons. Ils y arrivaient la veille, le soleil déjà couché, avec leur havresac en peau de veau bourré de chansons, de gwerzes (chansons traditionnelles) tragiques et de sônes sentimentales. Ils passaient la nuit accroupis sur les bancs de pierre du porche ou allongés dans l’herbe du cimetière, entre les tombes. Et ils dormaient là, paisiblement, le visage tourné vers les étoiles. La lumière du matin faisait étinceler leurs haillons que la rosée avait saupoudrés de diamants. Soudain, ils se levaient de terre, secouaient – comme ils disaient – leur pauvreté, et s’égosillaient à qui mieux mieux, avec des voix allègres d’alouettes. Jeunes gens et jeunes filles, venus pour la messe matinale faisaient cercle autour d’eux. Entre deux couplets, le chanteur brandissait au-dessus de sa tête une poignée de feuilles volantes, de pages rugueuses, grossièrement imprimées, mais en qui bruissait l’âme enfantine et si charmante des vieilles poésies ancestrales. — Qui veut la gwerz ? Qui veut la sône ?… Daou wennek ! Deux sous! …. Et des mains se tendaient. Et on se l’arrachait, ce « papier de chandelle ». Et les gros sous pleuvaient dans l’escarcelle de l’homéride bas-breton! Ils n’y séjournaient pas longtemps. Chanter donne soif. Puis, c’était bien le moins que, en l’honneur du saint du lieu, l’on se permit quelques libations à la mode antique. Avant la fin du jour, les bons aèdes avaient bu presque autant de chopines qu’ils avaient vendu de chansons. C’étaient de vrais Enfants de Sans‑Souci; ils aimaient à s’en aller, les poches vides, comme ils étaient venus. On ne les en blâmait point, dans ces temps-là. Leur facile imprévoyance semblait aux gens toute naturelle. On les regardait un peu comme des êtres à part, qui n’avaient pour fonction dans la vie que de perpétuer parmi les Bretons le culte des vieux chants, d’en composer de nouveaux, suivant les formules consacrées, et d’égayer, en les répandant par le pays, la misère si dure à porter des pauvres laboureurs d’Armorique. Hommes bénis, on les accueillait partout avec une sorte d’empressement superstitieux, comme des hôtes de bon présage. L’hiver, quand ils apparaissaient au seuil des fermes. leur havresac dégouttant de neige, leur barbe hérissée de glaçons, vite on se serrait autour de l’âtre pour leur faire place à l’air du feu; souvent même l’aïeul se levait de son fauteuil de chêne et les contraignait de s’y asseoir. Lisez la ballade de Kerglogor, telle que M. Luzel l’a contée, – et vous verrez comme on faisait fête! Crêpes de blé noir, châtaignes bouillies, et le flip délieur de langues! Ah! Les chanteurs de chansons avaient en ces jours bénis la Basse Bretagne pour famille. Pas un vaisselier où ils n’eussent leur écuelle; pas une maison où leur couchée ne fût toujours prête, dans la chaleur saine de l’étable, auprès des chevaux ou des boeufs …On n’eût pas vu alors un Jean Rumengol, le plus habile ouvrier en vers qui fût jamais, errer trois jours et trois nuits dans la campagne gelée, sans un bouchon de paille où appuyer sa tête et, qui pis est, sans une croûte de pain à se fourrer dans le ventre. Malheur de Dieu! Faut-il que tout soit changé, les temps et les âmes! On l’avait trouvé, petit enfantelet nouveau‑né enveloppé de mauvais langes, un matin de la Saint-Jean, au pied du pilier de la Vierge, dans l’église de Rumengol. De là ses nom et prénom. C’est une coutume en Bretagne de vendre aux enchères les cendres qui restent des feux allumés en l’honneur de Monseigneur Saint-Jean, le 24 juin. Ces cendres ont des vertus miraculeuses. Elles assurent à qui les répand sur sa terre des récoltes extraordinaires. C’est dire qu’on se les dispute. Qui les veut avoir y doit mettre le prix. Le produit de la vente a sa destination toute marquée: on l’emploie à faire célébrer des messes expiatoires pour les défunts de la paroisse; il va grossir le casuel du desservant. Mais, cette année-là, les gens de Rumengol dérogèrent à l’usage traditionnel, et cela sur la proposition du recteur lui-même. Il fut convenu que pour cette fois « l’argent des cendres » serait consacré à défrayer la mère-nourrice qui voudrait bien se charger de « l’enfant d’aventure ». Une femme se présenta, au refus de plusieurs autres que le recteur avait sollicitées d’abord: une pauvresse, une veuve de matelot qui passait pour « innocente ». Elle habitait une misérable chaumine de torchis au haut d’une lande, du côté d’Hanvec. C’est là qu’elle emporta Jean Rumengol roulé dans son tablier. Elle l’y nourrit du lait d’une chèvre qu’elle avait. Pour l’endormir elle lui chantait des bouts de complaintes, des gwerzes d’une inspiration sauvage, dont sa mémoire avait retenu des lambeaux.
Elle avait une voix étrangement mélodieuse. On l’invitait souvent aux veillées d’alentour, rien que pour l’entendre chanter. L’enfant grandit, bercé par ces mystérieuses mélopées qui ressemblaient à des incantations. De bonne heure, une âme musicale s’éveilla en lui. Puis, cette croupe de pays où il demeurait avec sa mère-nourrice était comme hantée par les vents, par ces grands bruits d’orgues, qui emplissent la Bretagne de leurs mugissantes harmonies. Ils ébranlaient la hutte, réveillaient en sursaut l’adolescent dans son lit de fougères, lui criaient:
— Viens donc avec nous! Nous sommes les divins nomades, les voix errantes, les bouches sonores de l’air. Nous t’apprendrons les rythmes éternels. Tu seras notre disciple bien-aimé. Nous insufflerons en toi notre esprit. Nous t’enseignerons les seules choses qui vaillent la peine d’être sues: le mépris des vains labeurs où s’immobilise la pensée des hommes, l’amour des libres espaces dont vécurent tes ancêtres, et la douce contemplation des étoiles qui les enchanta. Suis-nous, Jean Rumengol!
Un soir, il les suivit. La mère-nourrice lui fit de graves adieux. Elle lui passa au cou une médaille de plomb où se voyait en pied la Vierge de Rumengol, avec ses doigts fins qui se prolongeaient en rayons.
— C’est le portrait de ta marraine, dit-elle. Quand on t’a trouvé près de son pilier, à l’église, elle te souriait ineffablement. Puisse son sourire t’accompagner et être dans toute ta vie comme une lumière!
Là-dessus, Jean Rumengol s’enfonça dans la nuit.
C’était le temps où la terre bretonne est en fleurs, où des odeurs de paradis lointains semblent imprégner l’haleine des choses. Le jeune homme marcha devant lui, au hasard, du côté où soufflait le vent, tout émerveillé de sentir palpiter dans son âme le reflet des constellations qui brillaient là-haut. Et dès lors, il erra, semant à plein gosier les beaux vers, lâchant à travers l’Armorique des vols éperdus de strophes qui se nichaient d’elles-mêmes dans les mémoires.
Il eut son heure de popularité. En Cornouaille, en Tréguor, en Goëlo, on le salua comme le maître des chanteurs. On l’avait surnommé Eostik ann âd, « le rossignol des grèves », parce qu’il voyageait de préférence le long des côtes et se faisait surtout entendre dans les hameaux marins. Non pas qu’il dédaignât l’intérieur, le pays de l’Argoat, où fument, sous le couvert des bois, les huttes aux formes primitives des sabotiers. Mais la mer l’attirait. Les vents lui avaient raconté sur elle des histoires prestigieuses. Il la savait peuplée de villes englouties, immenses, silencieuses, mais non mortes. D’ailleurs, il l’aimait pour elle-même; elle était si bleue, si verte, si mauve, de nuances si adorables, d’un charme si ondoyant!
Et c’était presque toujours elle qu’il chantait. Il la nommait « sa douce ». Il disait ses rires et ses colères soudaines. Il la célébrait comme l’épouse du ciel et la mère du monde. Aussi les tribus grouillantes de pêcheurs qui pullulent sur le littoral armoricain se pressaient-elles autour de lui, avide de l’ouïr. D’un bourg à l’autre, on se signalait sa présence. On allumait sur les hauteurs de grands feux, et cela voulait dire: « Petites voiles brunes, éparses là bas, au large de la côte, revenez vite!… Jean Rumengol est parmi nous! »
Et vite, vite, les petites voiles brunes rentraient au port…
Oui, ces triomphes, Jean Rumengol les connut naguère! C’étaient les belles années. Depuis, hélas! Tout avait changé, tout, les êtres et même les choses. Si bien que Jean Rumengol n’était plus qu’un étranger dans son propre pays. Des gens venus de Bro Chall (la France), dans des chariots monstrueux traînés par des bêtes en fer, avaient envahi la contrée, la bouleversant de fond en comble.
Au lieu des petites maisons basses de pêcheurs, toutes grises et comme sculptées dans les roches qui les abritaient, ce n’étaient maintenant, au bord des grèves, que bâtisses bizarrement peinturlurées, auberges somptueuses plus imposantes que des églises, où folâtrait du matin au soir, et souvent du soir au matin, une population aux allures vives et bruyantes, pour qui le plaisir semblait être l’unique affaire, et qui poussait l’irrévérence jusqu’à badiner avec la mer sacrée. Le solennel silence des côtes bretonnes fut d’abord scandalisé de tout ce tapage. Mais on n’y pouvait rien. Les rochers, ces grands ancêtres de pierre, ces aînés du monde, dont aucun profane n’avait encore troublé le rêve, se sentirent soudain mis en pièces, débités en moellons. Quelques uns, dit on, échappèrent cependant au carnage par l’exil. Des femmes de matelots, des ramasseuses d’épaves, affirmèrent les avoir vus s’éloigner par le chemin des eaux, en une longue procession triste, puis disparaître du côté de l’Ouest, dans la brume. On considéra cela comme un « intersigne » (présage) annonçant la mort de la vieille Bretagne. Bien des coeurs se serrèrent à cette idée. Jean Rumengol en fit une complainte émouvante, et, quand il la chantait, il avait des sanglots dans la voix.
Mais son cri d’alarme venait trop tard. Déjà les Bretons s’étaient laissés prendre aux subtiles séductions des gens de France. Peu à peu ils avaient adopté d’abord leurs vices, puis leur accoutrement, et enfin leur langue De sorte que Jean Rumengol prêchait à des oreilles qui ne voulaient plus entendre. Les lamentations de ce Jérémie armoricain ne trouvèrent pas d’écho. Les vieillards hochaient la tête d’un air de résignation passive.
Les jeunes gens éclataient de rire au nez du barde. Les personnes « sensées » lui disaient sur un ton de pitié méprisante:
— En vérité, nous cherchons vainement à comprendre pourquoi vous geignez ainsi. Ce que vous appelez un mal est le plus grand des biens. Non seulement les hommes de France ne complotent point la mort de la Bretagne, mais ils la ressuscitent au contraire; ils lui ont apporté la connaissance des choses utiles, l’argent, la prospérité, la vie!…
Pêcheurs et laboureurs faisaient chorus. Jamais le blé, jamais le poisson, même au temps des disettes les plus fameuses, n’avaient atteint des prix aussi invraisemblables. A ceux qui parlaient de la sorte, Jean Rumengol ne répondait pas. Il se contentait de leur tourner le dos. Il ne les considérait plus comme des Bretons, comme des membres de sa race. L’amour du lucre était entré dans leurs âmes. Il n’avait plus rien de commun avec eux. Hélas! Jour par jour il dut assister, témoin irrité mais impuissant, à cette agonie de son pays, à cette déchéance de son peuple. Il n’en continua pas moins de promener à travers les hameaux sa haute silhouette mince, ses longs cheveux grisonnants, sa face rasée, creusée, émaciée, et sa parole amère de Savonarole bas-breton. Il semblait le spectre du passé. On ne tarda pas à le trouver importun. On le traita de visionnaire, de « vieux rêveur ».
— Oui, rêveur! ripostait-il. Voilà pourtant où vous êtes tombés. Ce nom dont vos pères se faisaient gloire est devenu une insulte sur vos lèvres. Les seuils se fermèrent à son approche. Les chiens lui montraient les dents et les enfants lui jetaient des pierres. Un jour qu’il cheminait par le Léon, il se présenta dans un manoir où jadis son couvert était toujours mis à la meilleure place. Mais depuis qu’il n’y avait paru, l’ancien du lieu était mort. Son fils ainé, le maître actuel, dévisagea le poète nomade:
— Que te faut-il, mendiant?
— Du pain, pour l’amour de Dieu.
— Quand tu l’auras gagné, fit l’homme.
Et il lui proposa de l’ouvrage, du chanvre à teiller. Pour le coup, Jean Rumengol eut dans les yeux une telle flamme d’indignation que le Léonard recula, épouvanté. Il ne se rassura qu’après avoir vu le vieux vagabond franchir la porte, du pas chancelant d’un homme ivre. Car il chancelait, le pauvre Jean; sa colère s’était comme fondue subitement en une détresse infinie. Il venait de prendre conscience de son inutilité dans un monde qui prétendait faire des teilleurs de chanvre avec des chanteurs de chansons.
Il marcha désormais au hasard, ou plutôt à l’abandon, comme une chose inerte, comme une barque en dérive, ne chantant plus, marmonnant des paroles sans suite, l’âme jonchée d’un amas d’inspirations mortes. Il traversa Rumengol sans s’en douter, et nul ne le reconnut, tant il était cassé, flétri. On était en décembre. Il voulut grimper une dernière fois au Ménez-Hom, pour saluer de là-haut la mer grande; embrasser d’un long regard d’adieu l’horizon de la terre d’Armor et puis rendre aux vents l’esprit chanteur dont ils lui avaient confié le dépôt, les Néo-Bretons n’en ayant plus que faire.
Sur le flanc du Ménez est une pyramide de pierres brutes qu’on appelle dans le pays le Bern-Meïn’. Un roi, dit-on, est enterré sous ce cairn. Jean Rumengol se laissa choir au pied de cette tombe préhistorique. Depuis deux jours il n’avait pas mangé. Il ferma les yeux pour ne plus rien voir, pas même les étoiles. Une torpeur l’envahit. « Dieu merci, pensa-t-il, la fin! »
Tout à coup, des sons éperdus de cloches prirent leur volée dans le vaste silence. Il sentit leurs ailes battre contre ses tempes. Et leurs voix lui crier aux oreilles, joyeusement:
— Réveille-toi, Jean Rumengol. Oublies-tu donc que c’est Noël?
C’était nuit de Noël, en effet. Les voix joyeuses disaient vrai. Mais qu’est-ce que cela pouvait bien faire au vieux barde, cette allégresse de la terre pour la naissance de l’Enfant-Dieu ? Est-ce que cela empêchait que la Bretagne fût mourante et qu’il eût lui-même soif de la mort ?
Voici que la chanson éparse des cloches lui apparaissait comme une dernière ironie, comme un défi suprême jeté au grand deuil qu’il portait dans l’âme. Il leur en voulait de carillonner si allégrement, alors qu’elles eussent dû tinter le glas.
Mais les cloches n’en continuaient pas moins leur chanson. Elles y mettaient même une sorte d’acharnement, et l’on eût juré, sur ma foi, qu’elles n’en avaient qu’après Jean Rumengol. Elles tournoyaient au-dessus de sa tête, lui bourdonnaient dans le crâne, le houspillaient presque, et quand les unes étaient lasses, d’autres les remplaçaient, comme si toutes les cloches de la chrétienté se fussent donné rendez-vous sur le Ménez-Hom.
— Jean Rumengol, réveille-toi! Lève-toi, Jean Rumengol! Jean Rumengol, c’est Noël!
Noël! Noël! En chantant ainsi, elles avaient des sonorités si pénétrantes, si suaves, que, malgré lui, Jean Rumengol sentait tout son vieux corps tressaillir d’aise. Comme à l’appel des cloches du dehors, des cloches intérieures s’ébranlaient en lui-même, dans le crépuscule de ses plus lointains souvenirs. En vain s’efforçait-il de ne les entendre pas. Elles l’emplissaient d’une victorieuse vibration qui retentissait dans tout son être. En vain tenait-il ses paupières obstinément closes. Les Noëls anciens repassaient devant ses yeux, vêtus de leur robe de neige, et derrière eux défilaient de souriantes images. Il voyait, quoi qu’il fit, les petites routes rustiques poudrées de blanc, la nuit sainte, d’un bleu étrange, d’un bleu surnaturel, et les étoiles en marche dans le firmament, étincelantes et comme ravivées. Puis, c’étaient des processions d’humbles gens, des défilés de laboureurs, de pâtres, de jeunes servantes et de vieilles filandières s’acheminant – ainsi qu’au temps de l’Évangile – vers la crèche symbolique, pour y contempler le roi Jésus couché sur la paille entre le boeuf et l’âne. C’était encore l’église de paroisse, ses piliers courts et trapus son autel radieux, sa forêt de cierges, l’air de belle humeur qu’avaient les statues des saints sous les caresses inaccoutumées de toute cette lumière qui les allait chercher jusqu’au fond de leurs niches pour attendrir leurs durs visages.
Quelle que fût l’église et quel que fût le desservant, Jean Rumengol, cette nuit-là, avait toujours sa stalle réservée dans le choeur. Et quand le prêtre avait célébré les trois messes, le chanteur pontifiait à son tour. Debout, ses longs cheveux de Celte répandus sur ses épaules, les mains appuyées à son bâton de pèlerin, il entonnait en un breton quasi biblique une hymne de circonstance, improvisée le jour même. Il chantait d’une voix lente, un peu rauque, mais avec un accent si profond qu’il vous prenait l’âme. Il commençait en se comparant au mage nègre, pauvre souverain d’une race dédaignée; il disait comment une jeune étoile l’était venue réveiller là-bas, dans les solitudes des landes – il n’avait pas de présents à apporter au Dieu nouveau, mais tout de même il s’était mis en route pour l’adorer « avec un esprit soumis et d’un coeur parfait ». Il déposerait à ses pieds son indigence, la seule chose qui fût à lui… Ici, Jean Rumengol faisait une pause. Puis, en une cantilène naïve, il évoquait la gracieuse apparition de la Vierge-Mère. Il était resté le dévot de « sa marraine ». Il trouvait pour parler d’elle un langage délicat et cependant familier. Il la montrait s’avançant par les rues d’un pas alourdi par sa grossesse sacrée. Il décrivait Bethléem, ses maisons de chaume, les fumiers aux seuils des portes, des gens attablés dans les auberges, un vrai village breton par un après-midi de dimanche, et Joseph frappant à un cabaret « dont l’hôtelier avait un fils clerc », et le fils clerc intercédant auprès du père avaricieux pour qu’il logeât gratuitement, au moins dans son étable, la douce compagne du charpentier. Venait ensuite quelque merveilleuse histoire, témoignant du pouvoir de Marie, celle par exemple de Berta l’infirme, qui n’avait aux épaules que deux moignons et à qui des bras poussèrent afin qu’elle pût emmailloter l’enfant Jésus!…Ah! Ces Noëls d’antan!
Jean Rumengol vous avait une façon à lui de peindre les choses. On croyait y être. Il vous transportait par-delà les espaces, dans la bourgade galiléenne, en ce grand soir de la Nativité. Ou plutôt, c’était sous vos yeux, là, dans la vieille église bretonne, presque aussi nue, presque pauvre qu’une crèche, que le Mabik (bébé) naissait. Son image sur l’autel semblait vivre. On respirait sa délicieuse haleine. Sous les voûtes basses, à l’entour des piliers, malgré la bise de décembre et la silencieuse tombée de la neige au dehors, il courait des souffles tiédis par la douceur réchauffante du printemps chrétien. Les pâtres, les laboureurs pouvaient se figurer qu’ils assistaient réellement à la venue du Messie, mais d’un Messie breton, en quelque sorte, tant ce Jean Rumengol excellait à tout bretonniser, même Dieu.
Aussi, quand le poète avait fini son prézec, son sermon chanté, c’était à qui l’hébergerait pour le reste de la « nuitée » ; c’était à qui l’emmènerait par les petites routes poudrées de blanc vers la ferme lointaine, perdue et comme ensevelie dans le mystère de la campagne. Hommes, femmes, enfants lui faisaient cortège. Il semblait que ce fût un prophète, un personnage d’élection. Et, de fait, il avait en lui l’âme des anciens mages. Il avait approché Dieu, ce misérable, et ses haillons en restaient comme magnifiés. Pendant le trajet, on le suppliait de « prêcher » encore, et il se remettait à psalmodier la gwerze de Jésus, dans le silence solennel de la nuit. Son bras, levé en un geste grandiose, un geste de semeur, répandait autour de lui la « bonne nouvelle ». Sa voix résonnait plus vibrante dans l’air glacé. Sur les talus, les chênes étêtés penchaient leurs torses macabres pour l’écouter; les chiens de garde oubliaient d’aboyer; les boeufs, dans les étables, meuglaient doucement ; la mer même, ensorcelée, suspendait sa plainte éternelle.
Jean Rumengol chantait tout le long du chemin. A la ferme, la veillée se continuait jusqu’à l’aube. Un tronc d’arbre brûlait dans le foyer, et le noble vagabond, assis dans l’âtre, était comme enveloppé d’une auréole par le reflet doré de la flamme.
Le Jean Rumengol de ces temps-là se sentait investi d’une mission, d’un sacerdoce. Il ouvrait dans l’imagination des humbles de vastes perspectives. Il les aidait à voir le ciel. Il faisait passer devant eux le mirage des paradis futurs auxquels il croyait ardemment. Il était vraiment apôtre. Il avait le don des grands rêves qui sont le pain des âmes, et, après l’avoir pétri, ce pain spirituel, il avait joie à le partager avec la foule.
Mais à quoi bon le mettre au four désormais, puisque les Bretons en étaient rassasiés ?
Taisez-vous, taisez-vous, cloches des Noëls d’autrefois! Jean Rumengol est de trop parmi les hommes d’à présent. Laissez-le mourir de sa belle mort, avec la neige pour linceul et, pour oreiller, le tombeau d’un roi. Soyez-lui compatissantes, ô cloches. Ne l’obligez pas à déclore ses yeux. Il les réouvrirait sur un pays prosaïque et désenchanté. Pitié pour le vieux barde! Il a jadis magnifiquement interprété vos voix. Faîtes comme 1es vents, ses premiers maîtres. Respectez son dernier sommeil !…
— Lève-toi, Jean Rumengol! Lève-toi!
Elles sont inexorables, ces cloches. Même sur le Ménez-Hom, il est dit qu’on ne peut mourir en paix.
Combien écartée pourtant, cette solitude, et combien farouche! C’est à peine si, en avril, les bergers osent y mener paître leurs moutons récalcitrants. L’herbe y est amère, rude et courte. En décembre, rien de plus morne que le mont, avec ses deux croupes jumelles, également chauves. C’est le désert absolu, sauf sur la pente méridionale, où s’accroche le maigre hameau de Sainte-Marie, ainsi nommé d’une de ces chapelles votives que la piété bretonne a plantées de cime en cime, le long des côtes, comme autant de guérites de la prière.
Du haut de ces oratoires, les vieux saints d’Armor veillèrent longtemps sur le pays, montèrent autour de la Bretagne une sorte de garde sacrée. Saints marins, pour la plupart, dont on montre encore dans quelque coin de la nef l’auge de pierre où ils naviguaient, leurs sanctuaires étaient de véritables sémaphores mystiques, épars sur les hauts lieux. Et de ces sémaphores, les Maudez, les Guévrok, les Kirek, les Guennolé, les Kadok, les Beuzek et vingt autres s’étaient institués les guetteurs éternels. Ils rassuraient les populations de pêcheurs dont les masures inquiètes aimaient se blottit à leur pied. Mais leur vigilance protectrice s’étendait bien au-delà. Elle rayonnait sur la mer même, jusqu’aux extrêmes confins de l’horizon des eaux. Elle enveloppait d’une atmosphère de calme et de sécurité les vaillantes petites barques vouées à l’aventure quotidienne. À la moindre menace de gros temps la cloche de la chapelle se mettait d’elle-même à tinter. Et ce signal si menu, si grêle, semblait se prolonger à l’infini; il dominait le sauvage vacarme du vent, le vacarme plus sauvage du ressac; il se propageait, sonore, au sein de la brume la plus épaisse. Et les barques lointaines faisaient force de voiles vers la terre, tel un troupeau que la trompe du berger rassemble. Elles rentraient dans les anses de la côte, comme des vaches à l’étable. Les équipages, pour remercier le saint, entonnaient son cantique. Ces rudes voix d’hommes étaient belles à entendre, le soir, dans les étroits chemins rocheux, rythmées par la cadence lourde des sabots. Debout sur les seuils, les femmes les écoutaient venir, en tricotant, et dans leur âme aussi s’élevait le chant inexprimé d’une muette action de grâces….
Que de fois Jean Rumengol avait été le témoin passionné de ces retours!
Plus encore que les saints « patriotes », comme les appelle Albert le Grand, la Vierge était chère aux Bretons du littoral. Sur tous les caps ils dressaient son image; ils lui bâtissaient des maisons de pierre sculptée, surmontées de ces clochers élégants qu’on prendrait de loin pour de fines dentelles en granit suspendues entre terre et ciel. Ils l’invoquaient sous de multiples qualificatifs, les plus poétiques, les plus tendres. Ils la nommaient « Madame Marie la douce », « Vierge de Bonne Nouvelle », « Reine divine de la mer ». Pendant les tourmentes, ils la voyaient marcher, vêtue de lumière, sur les flots. Elle ouvrait devant les bateaux des routes d’argent clair. Le seul frôlement de sa longue robe blanche apaisait la colère des vagues; la tempête lui obéissait avec une docilité de brebis.
C’est du moins ce que croyaient fermement les Bretons d’autrefois.
Ils croyaient encore que sainte Marie du Ménez-Hom avait été proposée par Dieu à la conservation des mystérieuses cités qui dorment, enfouies sous les eaux, au large des plages armoricaines. Aux temps anciens, avant la disparition d’Is, elle fut la patronne de cette légendaire capitale de la Cornouaille. Quand la ville eut été submergée par les flots, le roi Gralon, qui s’était enfui sur son cheval gris pommelé, avec saint Guennolé en croupe, vint prendre terre au pied du Ménez-Hom. Sur les conseils du moine, il fit élever au sommet du mont une église expiatoire, de proportions modestes, mais qui reproduisait néanmoins en ses lignes essentielles la cathédrale d’Is. Il s’apprêtait même à y faire sculpter une sainte Marie en granit bleu toute pareille à celle que la mer avait engloutie avec toute la ville. Guennolé lui enjoignit d’attendre, et momentanément la niche destinée à la Vierge resta vide.
Mais, un soir, les pêcheurs de Cast, de Penn-Trez et de Plomodiern ne furent pas peu surpris de voir la silhouette rigide d’une femme, que le couchant nimbait d’or, s’avancer majestueusement sur la face de la mer. Elle marchait tout d’une pièce, comme une statue. Et c’en était une. Parvenue à la grève, elle s’engagea dans le sentier de la montagne, et, le lendemain – qui était un dimanche – la Vierge d’Is se dressait en pied dans l’église neuve du Ménez-Hom. Il paraît que dans sa main droite elle tenait une clef de fer artistement ouvrée. On en conclut que c’était la clef de la ville engloutie. Depuis, un proverbe eut cours, qui disait: « Si jamais sainte Marie descend du Ménez-Hom, ce sera pour rouvrir les portes de Ker-ls. »
— Comme le gland engendre le chêne, ainsi le proverbe engendre souvent la légende.
Plus tard on raconta dans le pays que la Vierge du mont quittait son piédestal tous les cent ans, durant la nuit de Noël, pour aller montrer le Mabik aux cités qui dorment sous les ondes. Bienheureux le vivant qui se trouvait, cette nuit-là, sur son chemin. La Vierge le priait de porter l’Enfant-Dieu et l’emmenait à sa suite dans les villes sous-marines ressuscitées. Il y assistait à de si merveilleux spectacles, y cotoyait une telle profusion de richesses que ses yeux en demeuraient éblouis pour l’éternité.
Mère-nourrice, aux veillées d’antan, se faisait l’écho de ces naïves histoires et Jean Rumengol les avait apprises tout enfant, de ses lèvres. Longtemps il en fut hanté. Mais, vieilli maintenant et désabusé, il n’y ajoutait plus grande foi. Il était, hélas, averti de l’inanité des légendes. Il les savait vouées à s’éteindre comme l’âme délicieuse des ancêtres qui les enfanta. Et il les regrettait d’ailleurs trop pour accepter de leur survivre. Il voulait mourir, d’abord parce que les rêves auxquels il tenait le plus lui avaient fait banqueroute dans cette vie; ensuite, parce qu’il gardait l’espoir ou – l’illusion – qu’ils pouvaient redevenir une réalité dans l’au-delà.
C’est pour accomplir son dessein qu’il avait choisi ce Ménez, le sommet le plus fréquenté de la sierra bretonne. Il comptait y trépasser solitaire. La mer toute proche eût célébré en musique sa messe funèbre, et la nuit, la triste nuit d’hiver, l’eût cousu dans un fin linceul de neige, tissé de ses doigts agiles et glacés. Les grands fauves, dit-on, se cachent pour mourir. Jean Rumengol avait de leur humeur farouche dans son sang.
Or, voici que cette nuit se trouvait être celle de Noël; voici que toutes les cloches se mettaient en branle; voici que, comme par un fait exprès, elles accouraient de tous les points de l’horizon à ce lugubre promontoire. Ainsi s’attroupent les sorcières au lieu du Sabbat. Sorcières pieuses. Sabbat divin! Jean Rumengol souleva ses paupières qui déjà s’appesantissaient. Ce qu’il vit alors, comment le dire ?
Les cloches tourbillonnaient dans l’air, sveltes, légères, lumineuses. On eût dit un essaim de fées. Sous leurs robes de bronze, aériennes et sonores, que la neige saupoudrait d’une étincelante poussière de diamant, leurs battants s’agitaient en mesure, pareils à des jambes de sylphes qui dansent. Chose plus étrange encore, elles avaient des figures, de jeunes visages rosés de séraphins, avec des prunelles limpides couleur de ciel. Leurs chevelures dénouées baignaient leurs épaules. D’aucunes étaient blondes, du blond des peupliers en automne; d’autres avaient la rousseur des feuilles que l’hiver amoncelle au pied des chênes ; d’autres étaient brunes au point de se confondre avec la nuit. Jamais il n’avait été donné à Jean Rumengol de contempler des formes de cloches aussi surnaturelles. Il se demandait si ce n’était pas le rêve de la mort qui commençait à dérouler les tableaux de l’autre monde devant ses yeux. Et, comme les chanteuses de l’espace continuaient de lui répéter « Lève-toi! », il se leva…
La chapelle du Ménez-Hom était illuminée splendidement. Toutes les étoiles du firmament y brûlaient comme des myriades de cierges. Dans la baie du portail apparut la Vierge en granit bleu, marchant de son pas de statue vivante. Jean Rumengol la regarda venir. Les étoiles la suivaient, rangées en longues files, comme pour une procession. Entre ses bras était le Mabik, le Dieu nouveau-né, enveloppé de langes si blancs qu’ils semblaient avoir été taillés dans du clair de lune. Elle s’en vint droit au barde, en souriant de ce même sourire qu’elle avait aux lèvres le matin où Jean Rumengol, l’enfant d’aventure, fut trouvé près de son pilier.
— Te voilà bien vieux et bien las, mon pauvre Jean! dit-elle, de sa voix mélodieuse.
Il s’était jeté à genoux et ne sut que balbutier:
— Ah! Ma marraine!… ma bonne marraine!!!…
Elle reprit:
— Pour vieux que tu sois, et si lourde que t’ait été la vie, je désire, filleul, que tu m’aides à porter mon fils.
— C’est un honneur dont je suis indigne, marraine, mais je ferai ce qu’il vous plaira et, où vous voudrez que j’aille, j’irai.
Avec des précautions infinies il reçut l’enfantelet divin. Et aussitôt il sentit remonter dans ses veines la sève de sa jeunesse. Il eut l’impression que tout son être reverdissait comme au souffle d’un printemps magique.
— Viens, dit la Vierge.
Jean vit qu’elle tenait à la main la clef de fer. Ils se mirent à descendre la montagne, dans la direction de l’Océan. Les cloches sonnaient, grandes et petites, en un grave unisson. Le ciel entier n’était qu’une vibration immense. Des flocons de neige planaient une seconde dans l’obscurité frémissante, comme de minuscules choses ailées, descendues sans bruit des hauteurs célestes, puis soudain s’abattaient à terre, où ils s’épaississaient en un tapis de feutre blanc sous les pas de la Vierge et de Jean Rumengol. On chemina longtemps en silence. Le coeur du vieux chanteur de chansons battait à se rompre. Jean éprouvait un sentiment d’allégresse mêlé d’angoisse. Il avait conscience qu’il allait au-devant de quelque indicible révélation.
Il les avait souvent parcourues, de nuit comme de jour, et par des hivers tout semblables à celui-ci, ces campagnes de Cast, de Plomodiern et de Plonévez-Porzay qui dévalent en pente douce, avec leurs glèbes fertiles et leurs bouquets de bois, vers l’admirable baie de Douarnenez. Jamais il ne leur avait connu l’air d’étrangeté qu’elles avaient ce soir. On les eût dites attentives à quelque chose d’insolite qui se préparait dans l’ombre. Elles étaient troublées, elles aussi, mais d’une curiosité mystérieuse. Cela se voyait à l’attitude penchée des arbres sur les talus, et à une sorte de frisson qui traversait leurs branches. Ce qui plus que tout le reste étonnait Jean Rumengol, c’était de n’entendre point la mélopée coutumière des eaux atlantiques qu’il savait toutes proches. Vainement il les cherchait, ces eaux, entre la presqu’île ouvragée de Crozon et les hautes falaises du Cap, dont la courbe majestueuse se découpait en un noir plus compact sur le fond ardoisé de la nuit.
La baie apparaissait comme une gigantesque vasque vide. L’Océan s’était enfui. Il devait avoir été refoulé là-bas dans l’Ouest, à des lieues et des lieues. On respirait encore son embrun salé, sa saine odeur d’iodure si persistante. Mais rien d’autre ne rappelait sa présence, à moins que ce ne fût lui, cette mince bande gris sombre, ourlée d’argent, qui se discernait à peine au ras de l’horizon, bien loin derrière les Pointes de la chèvre et du Van. Le lit qu’il ne délaissait jamais était à sec. La plage de Plomarc’h d’ordinaire bruissante, hennissante, labourée par des galops de vagues, s’étendait, à cette heure, nue, plate, pelée, sans voix, sans vie et comme sans âme.
Et c’est de ce côté que la Vierge se dirigeait.
On entrait maintenant dans les sables. Le Mabik faisait mine de dormir dans les bras du vieux barde. Mais de ses cils clos des rayons de lumière coulaient. A une faible distance de la côte se voit encore un éboulis de roches, débris, sans doute, d’un pan de falaise tombé là et que les flots n’ont pas fini de désagréger. Des lambeaux d’humus y sont restés suspendus avec leurs herbes. Cela ressemble à un fragment de ruine préhistorique, faite de blocs de schiste aux assises régulières et rappelant d’assez près les maçonneries cyclopéennes. Un bloc plus massif, encadré debout dans les autres, fait figure de porte ou mieux de poterne dans le soubassement de cette espèce de rempart écroulé.
Sainte Marie du Ménez-Hom y introduisit la clef dont elle était munie. La pierre roula sur d’invisibles gonds et exhala, en s’ouvrant, un soupir si doux, si long, si puissant que toute la terre bretonne en dut tressaillir jusque dans ses entrailles.
— Te voici dans le pays de tes jeunes rêves! dit la Vierge à son filleul, le vieux chanteur.
Jean Rumengol s’était déjà ressouvenu de la légende. Il avait compris avant même que sa marraine eût parlé.
— Rends-moi l’enfant, reprit-elle, et suis-nous.
Elle s’engagea la première dans l’étroit corridor creusé à travers la roche. Jean y pénétra sur ses talons. De la voûte, une eau mélancolique suintait, et les parois étaient luisantes comme des joues sur lesquelles ont ruisselé des larmes. Le trajet souterrain fut de courte durée. Quand on se retrouva à l’air libre, Jean ne fut pas médiocrement déçu de constater qu’il faisait dans le ciel la même nuit et que la grève était tout aussi nue, toute aussi déserte, toute aussi muette.
Elle mentait donc comme les autres, la belle légende de la Vierge du Ménez-Hom, puisque le miracle de la résurrection des cités tardait tant à s’accomplir! Dame Marie devina-t-elle le doute qui assombrissait l’âme du barde ? Elle eut un sourire discret, un plissement malicieux des lèvres.
— Allons, homme de peu de foi ouvre tout grand tes yeux!
Ce disant, tournée vers la baie, elle élevait au-dessus de sa tête le Mabik qui, soudain, sembla tout en or. Il agita ses petites mains, et, du bout de ses doigts, des flammes jaillirent rayant l’espace. Puis il s’écria d’un ton bref qui n’avait plus rien d’un enfant:
— En l’honneur de ma nativité, je veux que toute chose morte renaisse !
Il n’eut pas plus tôt achevé que, sur la plage inerte, il se fit comme un vaste remuement. Où il n’y avait tout à l’heure que sable, monotonie, stérilité, solitude, des milliers de maisons surgirent; et plus haut que les maisons s’élancèrent des palais, et plus haut que les palais s’effilèrent des flèches d’églises. A la place de la mer disparue, une mer nouvelle s’épandait, roulant une houle de toits bleus, où, pareilles à des vaisseaux de haut bord, dix, vingt, trente cathédrales érigeaient, en guise de mâts une forêt de clochers et de clochetons.
Une ville, non! Mais un peuple de villes. Elles étaient toutes là, pressées les unes contre les autres, les cités fantomales dont la tradition bretonne a perpétué jusqu’à notre époque les noms et le souvenir: Tolente qui fut dit-on, où est Plouguerneau; Occismor qui fut où est Saint-Pol; Lexobie qui fut où est le Coz-leodet; Ker-ls, enfin, Ker-ls l’incomparable, que tout le littoral, des Glénans aux Sept-Iles, revendique pour sienne.
La Bretagne des jours fabuleux ressuscitait, sous la forme d’une Jérusalem messianique, à l’appel du Messie. L’âge d’or des antiques tribus armoricaines revivait. Jésus fit un signe.
Et voilà les cloches de Noël de s’abattre par troupes sur les clochers de ces villes de rêve; les voilà de se nicher dans les chambres des hautes galeries, avec leurs longues chevelures blondes, rousses ou brunes pendant jusqu’à terre, ainsi que des cordes tressées. Et voilà les étoiles, à leur tour, de se montrer, et de se disperser dans les maisons, et de rayonner dans les âtres, et de briller derrière les vitres, et de brûler gaiement sur les tables comme des chandelles de réveillon. Dans les rues sinueuses, baignées d’une molle clarté d’argent qui les faisait ressembler à des sillages de barques sous la lune, des ombres commencèrent à se mouvoir, un peu lentes et imprécises, tout d’abord, puis plus distinctes et plus affairées. Comme le lui avait malicieusement recommandé sa marraine, Jean Rumengol avait ouvert tout grands ses yeux. Il n’osait les en croire. Au fond, il n’était pas rassuré. Cette réalisation imprévue du plus ancien et du plus tenace de ses voeux l’effarait. Il aurait voulu être ailleurs, se retrouver dans le Ménez, la tête appuyée au Bern-Meïn, échapper n’importe comment à cette vision tant souhaitée de la Bretagne d’autrefois, redevenue actuelle, présente, vivante, trop vivante! Mais ses pieds étaient comme enlisés dans le sable. Il était prisonnier de son propre songe. Peut-être qu’en implorant sainte Marie?… Il joignit les mains, entrouvrit la bouche, pour la supplier. Elle avait disparu. Disparu aussi le Mabik.
Il ne restait d’eux que cette blanche lueur supraterrestre éclairant quatre villes mortes qu’elle rendait à la vie. Le barde en se retournant du côté de la terre s’aperçut qu’un mur immense lui en fermait l’accès, un mur noir, impénétrable, une barrière sans issue. Devant lui, en revanche, s’ouvrait un éventail de rues aux perspectives illimitées. Il entendait geindre, en s’écartant, les volets ankylosés des boutiques. Des marchands bizarrement accoutrés procédaient à des étalages d’outils surprenants, dont quelques-uns en pierre. Ici, des justaucorps en peau d’auroch se balançaient, accrochés à des clous. Là des bijoux barbares, colliers, fibules, bracelets, s’exhibaient aux vitrines des orfèvres. Plus loin, un fumet de sanglier rôti s’échappait en vapeur odorante des cuisines d’une hôtellerie. Des groupes de gens de tout âge, hommes et femmes, s’acheminaient vers les églises carillonnantes.
Mais d’autres, plus nombreux, s’empressaient vers un carrefour où, debout sur les marches d’un calvaire, un vieillard inspiré chantait. Il avait les cheveux si longs qu’ils se mêlaient à sa barbe. Autour de lui faisait cercle une foule avide et recueillie, qui sans cesse allait grossissant. Il chantait dans une langue rude et cependant très musicale, dont les syllabes volontiers gutturales se tempéraient, se voilaient par moments d’une sorte de résonance triste. Et il s’accompagnait d’un instrument singulier, d’une lyre à deux nerfs, l’un grave, l’autre mordant. Dans sa voix, de même, se mariaient la profondeur et l’ironie.
Ce que cet homme disait à cette foule, Jean Rumengol fut saisi d’un irrésistible désir de le savoir. Il en oublia tout le reste, y compris sa frayeur, et s’élança tête baissée, au coeur des villes englouties pour arriver jusqu’à ce chanteur inconnu, son lointain ancêtre.
Le joignit-il avant que le divin mirage se fût dissipé? Sut-il comme il se nommait ? Si c’était Taliésinn, Lywarc’h-Hen, Myrddirm ou Gwenc’hlan ?… Apprit-il de lui le poème à la fois religieux et frondeur qui dut, à l’origine, bercer notre race ? S’endormit-il, après l’avoir écouté, sur une pensée de confiance ou dans la torpeur résignée du désespoir? C’est ce que l’histoire de Jean Rumengol ne révéla jamais.
La brave femme qui me l’a racontée demeure à Port-Blanc, dans les Côtes-du-Nord. Elle connut en sa jeunesse le barde cornouaillais, déjà vieux. En manière d’épilogue, elle ajoutait:
— J’imagine que Jean Rumengol prit son rêve pour une réalité. Il avait le culte de la Bretagne des jours anciens. Je l’ai vu pleurer, parce qu’il entendait les petits garçons de l’école converser entre eux en français. Il n’aimait pas les nouveautés. Et c’est pourquoi les générations nouvelles se détournaient de lui. Si vraiment la Vierge du Ménez-Hom l’a fait vivre, toute une nuit de Noël, dans Ker-ls ressuscitée, elle lui a donné avant sa mort la plus précieuse des satisfactions. Peut-être lui fut-il accordé de rencontrer la princesse Ahès et de contempler sa beauté sans égale. Il tenait pour elle contre saint Guenolé. Elle était, à ses yeux, l’incarnation de la liberté bretonne, vierge encore de toute entrave. C’était un original, ce Jean Rumengol. »

jeune fille de la presqu'ile de Plougastel-Daoulas